RÉSUMÉ
LA COUVERTURE DE LA CRISE D'OCTOBRE 1970
EXAMINÉE DANS LA PRESSE ET THE TORONTO DAILY STAR :
une analyse d'opinion sur la démocratie canadienne

    Ce mémoire a pour objet d'examiner et de comparer les opinions sur la démocratie au Canada exprimées dans deux grands quotidiens, The Toronto Daily Star et La Presse, lors de la crise politique provoquée en octobre 1970 par Le Front de libération du Québec (FLQ). Sous la Loi des mesures de guerre, la réponse des gouvernements aux actions terroristes a été d'octroyer aux corps policiers et à l'armée le pouvoir d'user de tous les moyens jugés nécessaires pour maintenir l'ordre. La presse a été bâillonnée et des centaines de personnes ont été arrêtées et détenues arbitrairement. Pendant ces jours, les libertés démocratiques les plus fondamentales ont été suspendues.

    Cette étude vise à dégager les opinions de la presse à grand tirage sur la portée de la crise d'octobre pour la vie démocratique au Canada. Pour rendre raison des opinions des deux grands groupes linguistiques au pays, deux quotidiens, l'un basé à Montréal et l'autre à Toronto, ont été choisi : La Presse et The Toronto Daily Star. Ces quotidiens partagent plusieurs traits communs : gros tirage, public diversifié, prédominance de la nouvelle, propriété de l'entreprise par le grand capital, localisation dans deux grandes villes. Nonobstant ces ressemblances, l'objet de l'étude est de comparer la couverture de la crise par les deux grands quotidiens en procédant à une analyse des prises de position des éditorialistes, des lecteurs et des " intellectuels " durant le mois d'octobre 1970. Étant donné que la scène des événements se déroulait essentiellement au Québec, et dans la région de Montréal en particulier, nous nous demanderons si leur localisation n'influençait pas les opinions exprimés dans les deux journaux.

    Le premier chapitre rappelle d'abord le contexte politique des années 1960 au Québec, les tensions entre le nationalisme québécois et le fédéralisme canadien. Cette polarisation s'est cristallisée autour de deux personnages politiques, chacun à leur manière, exceptionnels : Pierre-Elliott Trudeau et René Lévesque. Deux conceptions de la nation, des droits individuels et des droits collectifs se sont affrontées sur la place publique. Pendant que René Lévesque et Pierre-Elliott Trudeau débattaient encore démocratiquement de leur option respective, Pierre Vallières, alors membre du FLQ, proposait la voie révolutionnaire pour changer la société et faire l'indépendance du Québec. Ce premier chapitre explore aussi le rôle des médias et de la concentration de l'information dans la formation de l'opinion publique. Au Québec, comme au Canada, les médias écrits appartiennent ou sont contrôlés en large partie par de grandes entreprises de presse, alors que les médias électroniques vivent sous un régime mixte (entreprise/État). La propriété des journaux par le grand capital a constamment soulevé la question du droit du public à une information objective. Certains ont soutenu que la crise d'octobre était, entre autres, une lutte pour le contrôle temporaire de l'information au Québec. Daniel Latouche, pour sa part, reconnaît que l'objectif des enlèvements était plus large que de procurer de la publicité pour l'organisation du FLQ. Il y voit une stratégie d'utilisation des médias pour communiquer directement avec l'ensemble de la population. La Loi des mesures de guerre a interrompu de façon drastique ce stratagème en suspendant la liberté de presse.

    La crise d'octobre a constitué, du moins nous en faisons une hypothèse générale que nous tenterons d'étayer, un test pour les valeurs et les institutions démocratiques au Canada. Aussi le second chapitre est-il consacré à préciser les grands enjeux de la démocratie dans les sociétés occidentales : le contrôle populaire, l'égalité politique, les libertés civiques et politiques, la règle de la majorité et la légitimité de l'État. La crise d'octobre a-t-elle remis en cause les assises de la démocratie au Canada et au Québec ? Thomas Berger soutient, pour sa part, qu'elle a mis à rude épreuve le système démocratique, qu'elle a constitué " La fin de l'innocence canadienne ". Ce dernier accuse Trudeau et ses conseillers d'avoir proclamé la loi des mesures de guerre sans raison suffisante. Ils ont justifié ces mesures en prétextant que les actions du FLQ ne respectaient pas le procès démocratique normal et partant, qu'elles appelaient l'utilisation légitime par l'État de la force physique pour maintenir l'ordre établi. Mais les vraies questions ne sont-elles pas les suivantes : quelles sont les limites raisonnables de la dissidence ? Est-ce que le FLQ menaçait réellement l'ordre social au Canada pour justifier l'intervention de l'armée ? Est-ce que l'action répressive de l'État n'a-t-elle pas été commandée par le gouvernement en place pour des raisons proprement partisanes?

    Enfin, le troisième et dernier chapitre est consacré à l'analyse des éditoriaux, des lettres des lecteurs et des points de vue de divers " intellectuels " parus dans le Star et La Presse au cours du mois d'octobre 1970. Dans le prolongement des questionnements sur la démocratie élaborés dans le chapitre précédent, une grille d'analyse des opinions, divisée en trois grandes catégories (opinions sur la démocratie, le rôle de l'État et sur les causes de la crise), comprenant chacune des dimensions et des indicateurs, a été mise au point de manière à permettre une interprétation nuancée des prises de position exprimées dans les deux grands quotidiens. L'analyse révèle des représentations différentes, véhiculées par les deux journaux, sur des aspects de la démocratie et sur le rôle de l'État lors de cette crise politique majeure au Canada. Contrairement à l'idée de départ, le quotidien torontois a manifesté généralement des prises de position à la fois plus libérales sur la démocratie et plus critiques sur les actions du gouvernement fédéral que le quotidien La Presse. L'opposition à la suspension des libertés civiles et le désir de voir le gouvernement négocier avec le FLQ pour sauver la vie des otages étaient prédominants dans la couverture du Toronto Daily Star. Pour sa part, La Presse était davantage enclin à appuyer les actions policières et militaires et à mettre l'accent sur le maintien de la loi et de l'ordre.

    Il est à noter que très peu d'articles rédigés par des intellectuels, à savoir historiens, politologues, anthropologues ou sociologues, ont paru dans le journal La Presse durant cette période. Les intellectuels ont privilégié le journal indépendant Le Devoir pour exprimer leurs points de vue, le plus souvent dissidents, plutôt que le journal de Paul Desmarais, jugé fédéraliste et plus conservateur. Lors de cette crise politique, l'espace critique au Québec a été principalement occupé par Le Devoir.

    Enfin, cette étude suggère que la couverture par les deux grands quotidiens des événements d'octobre 1970 a contribué à influencer les opinions de leur public respectif sur la démocratie et sur le rôle de l'État en situation de crise. En effet, les deux journaux ont présenté différemment les événements et leurs lecteurs respectifs ont aussi réagi distinctement, notamment sur la question centrale de la suspension des droits et libertés. Est-ce à dire que la comparaison de la couverture d'un événement tout autre conduirait aux mêmes résultats?